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«J'étais facteur ici, et reporter au bout du monde»

Jean-Jacques Kissling, facteur, photographe et écrivain.

Jean-Jacques Kissling, facteur, photographe et écrivain.

© Corinne Sporrer

Lorsqu’on est facteur, qu’on passe la journée dehors à sillonner les routes, beaucoup pourraient s’imaginer qu’on rêve de vacances au calme pour apaiser cette boulimie géographique quotidienne; qu’on souhaite se raccrocher à un peu de sédentarité, pour changer. Tout l’inverse pour moi: quand j’arrêtais, c’était pour aller aussitôt écumer d’autres continents, je baroudais plusieurs mois par an à l’étranger. Porter la sacoche durant trente-sept ans m’a offert une existence à part. En fait je me rends compte que, toute ma vie, je n’ai jamais arrêté de rouler! Et de rencontrer du monde.

A l’époque, surtout, ce métier nous permettait de connaître les gens, parfois toute une famille sur plusieurs générations. Je ne sais pas si c’est parce que cette période se prêtait spécialement aux événements iconiques, ou si j’ai juste eu énormément de chance de me trouver dans des lieux au bon moment. Reste que j’ai été témoin de quelques moments historiques forts du XXe siècle lors de mes voyages, appareil photo en main, mon autre passion.

Au bon endroit au bon moment

Peut-être qu’à ce moment-là, il suffisait juste de poser un pied dans un pays réputé un peu confidentiel pour vivre des trucs assez dingues. J’étais à Budapest, en Hongrie, quand l’étoile rouge a été effacée du drapeau. J’ai fait la connaissance de sir Edmund Hillary au Népal, quelques années avant sa mort, rencontre forcée par le destin puisque nous étions tous les deux coincés dans le même hameau à cause des intempéries.

Je pense aussi beaucoup à la journaliste Anna Politkovskaïa, que j’ai pu croiser avec un réalisateur biélorusse pour évoquer la fabrication de son film sur la guerre en Tchétchénie. Peu de temps après, on l’assassinait, là-bas, à Moscou.

Un destin sur les rails

C’est après un premier voyage plutôt classique, un road trip américain dans l’habitacle d’une 2CV, en 1982, avec un pote facteur lui aussi, que j’ai voulu axer mes futures odyssées sur ce qui était en train de disparaître plutôt que sur les choses bien installées dans la durée. J’ai alors visité Cuba, le Pakistan puis, en 1992, fait un premier saut à Saint-Pétersbourg, qui était en train de troquer son nom soviétique de Leningrad pour l’actuel.

Un an plus tard, je me suis mis en tête d’aller contempler le fleuve Yang-Tsé-Kiang avant qu’il soit dompté et dénaturé par l’immense barrage des Trois-Gorges. Sauf que je n’ai pas opté pour l’aller direct. L’idée, c’était d’y aller en train. Je voulais passer à nouveau par Saint-Pétersbourg, une jolie Russe m’y avait tapé dans l’œil.

Allers sans retours

Manque de chance lors de mon second voyage dans la Venise du Nord, celle qui aurait pu devenir ma petite amie s’était mariée avec un Allemand. Mais il faut croire que c’était écrit, je devais trouver l’amour de ma vie dans cette ville: j’y ai rencontré celle qui est aujourd’hui ma femme. Sauf que je m’étais donné cet objectif du fameux Yang-Tsé-Kiang. Je devais donc quitter momentanément ma belle pour me laisser engloutir par un train qui m’emmènerait jusqu’en Chine.

Portrait: Céline Zufferey, éditée chez Gallimard à 25 ans

A cette période, le Transsibérien n’était pas une longue croisière tranquille. On avalait, certes, les milliers de kilomètres de taïga pour quelques billets, mais il fallait cohabiter plusieurs jours avec des individus pas franchement comparables à ceux qu’on croise aujourd’hui. Cette ligne, avec surtout le transmongolien et le transmandchourien à son extrémité, pullulait à au moins deux-tiers de types louches, menant leurs petits trafics d’un pays à l’autre.

Entre mafieux et espions

Certains transportaient des fourrures, d’autres des produits à revendre au noir. Je partageais ma cabine avec un de ces bandits du rail, un Ouzbek transportant de l’argent sale pour la mafia. Très sympa à part ça. Il pratiquait un peu de nunchaku chaque matin, histoire de se mettre en condition. Très amical, mais je n’ai pas cherché à le contrarier jusqu’à l’arrivée, j’avoue.

C’était quand même une période un peu folle dans ces Etats soudain délestés de l’influence soviétique. En Chine, tout le monde fumait des pétards. Même en Russie, les esprits s’assouplissaient. La méfiance s’évanouissait au profit d’une soudaine euphorie générale. J’ai ainsi pu utiliser sans trop de soucis des faux papiers pour passer la frontière à mon retour sur Saint-Pétersbourg, tout ça parce qu’il me manquait un visa.

Voyageur incognito

Au moment du contrôle, dans la pénombre, je me suis fait passer pour un Lituanien un peu taciturne. Et ça a marché. Reste qu’au bout de quelques jours dans la ville, j’ai décidé d’aller plaider coupable dans l’immeuble du KGB. On peut dire que cela s’est plutôt bien terminé. Même les espions de la guerre froide s’étaient assagis, il faut croire.

Mais j’aurais difficilement pu vivre toutes ces aventures sans être facteur. Je travaillais huit mois et je démissionnais pour m’envoler ensuite pendant une demi-année. A mon retour, le manque d’effectifs était si grand que je retrouvais sans peine un poste de remplaçant quelque part. Ce nomadisme a beaucoup nourri mes reportages photographiques. Aujourd’hui, près de 35000 clichés sont archivés sur le site jjkphoto.

J’ai fait le tour du monde sur un petit voilier

Sur les petites et les grandes routes

J’ai fini par mener de front mon activité pour la poste et mes excursions derrière l’objectif à l’étranger. J’ai été témoin de l’insouciance des jeunes années 90 post-mur de Berlin, jusqu’à voir progressivement cette phase un peu déjantée se muer en situations moins drôles. En Russie, la réalité de la corruption a par exemple vite rattrapé les rêves des habitants qui croyaient voir se profiler un certain âge d’or.

Je me souviens aussi de cette visite clandestine à Pripiat en Ukraine, en 2006, pour les vingt ans de Tchernobyl. Le sarcophage de la centrale est à quelques kilomètres. Imaginez une ville dans le genre de Meyrin, mais vidée de tous ses habitants, sans un brin de vie, une cité fantôme avec chacune de ses fenêtres encore préservée, comme si les humains avaient été brusquement téléportés ailleurs. Même quand le monde a changé, il faut garder à l’esprit qu’il changera sûrement, un jour, encore.

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